1973
Numero23Prod
Mise en scène/chorégraphie: Massimo Furlan
Durée: minutes
Lieu et année de création: FIT Festival Internazionale del teatro, Lugano – 2011
Image-mémoire
« Je me souviens de cette soirée d’avril. C’était en 1973. Comme à chaque fois, ma sœur et moi attendions ce moment depuis des semaines. Enfin ça commençait et nous pouvions rêver. Comme nous, des millions de téléspectateurs avaient les yeux rivés sur l’écran de télévision. C’était la soirée la plus importante de l’année. C’était l’heure du concours Eurovision de la Chanson. Nous étions italiens nés en Suisse. Et dans ce concours bien sûr notre cœur battait pour le concurrent italien. Pourtant, ce soir-là, les choses se déroulèrent autrement : la prestation du concurrent suisse me stupéfia. Un jeune homme souriant, blond et grand, aux cheveux longs, chantait. Il était jeune, il semblait tellement à l’aise. Pourtant il était suisse. Il ne ressemblait pas aux gens que je croisais dans la petite ville d’Ecublens près de Lausanne. Il semblait heureux. »
Le Concours Eurovision de la chanson (première édition à Lugano en 1956) était dans les années 1970 un des rares moments télévisés où l’on réunissait, à priori, ce que l’Europe faisait de mieux en matière de variété. Ce concours se conformait à un rituel de présentation immuable : un chanteur par pays était sélectionné afin d’interpréter une chanson, accompagné d’un orchestre. Les émissions de variété commençaient à peine à l’époque et il était rare de voir des chanteurs sur un plateau télévisé. On en était alors aux premiers balbutiements de ce qu’allait devenir par la suite la musique et la chanson à la télévision.
Le Concours Eurovision avait aussi cela de particulier dans le paysage télévisuel qu’il était international. Il était diffusé depuis le pays hôte, qui changeait chaque année, et chaque pays le retransmettait en direct. Il revêtait une certaine importance et un certain prestige pour les pays qui y participaient. L’information était traitée avec sérieux et révérence. C’était peut-être l’émission la plus suivie non seulement par les publics nationaux mais par le public européen. Bien qu’aujourd’hui ce concours disparaisse au milieu des cinquante émissions quotidiennes de variétés, qu’il ait perdu son sens peu à peu - car la télévision, la musique et la communication ont changé et qu’il ne lui reste plus que son côté pathétique (participer au concours actuellement est plutôt considéré comme un échec dans la carrière d’un musicien) - pour des générations comme la nôtre, il représente un souvenir mêlé d’émotion qui nous ramène à un temps précédent l’offre médiatique saturée d’aujourd’hui. Il y avait alors peu de télévision et chaque proposition nous semblait précieuse.
Le concours Eurovision ne s’est pas renouvelé dans son fonctionnement général. Pourtant, depuis quelques années, de nombreuses émissions s’en sont inspirées, en axant leur déroulement autour de la question du lauréat, du « winner ». Dans ces shows télévisés, la question de l’élimination et de l’élection d’un vainqueur est centrale.
Le populaire
Ce projet questionne donc une forme spécifique de la culture populaire – une manifestation télévisée qui s’adresse à une très large audience – et il ouvre par là des perspectives pour une discussion sur la culture de masse et ses spécificités. Il touche alors deux dimensions spécifiques : l’une est commerciale, elle concerne la musique comme marché économique, comme phénomène de globalisation, de standardisation, et l’autre est plus symbolique et émotionnelle : comment et pourquoi se réunit-on autour d’une telle manifestation, qui se présente comme une sorte de rituel ? Dans une perspective anthropologique, il s’agit d’essayer de comprendre ce que signifie se rassembler pour élire le meilleur. Cela nous rassure-t-il ? Cela crée-t-il de la communauté ? du lien ? On se trouve donc simultanément sur la voie de l’uniformisation d’un genre, la musique de variété internationale, et sur la survivance de caractéristiques locales, ainsi par exemple : le chanteur yougoslave est une star dans son pays et pour son pays car il s’inspire de la musique populaire universelle mais il conserve sa langue maternelle, ses sources musicales, des données spécifiques à sa culture d’origine.
Mémoire historique et mémoire individuelle
Ce projet parle de la question de la mémoire et de l’oubli. Il fait ressurgir un événement que notre génération, née dans les années 1960-70, a conservé dans son souvenir. Il donne à repenser à ce que la télévision était alors. Il questionne donc à la fois une mémoire collective - celle d’un contexte précis, l’Europe dans les années Pop et ses formes de représentation (images, costumes, musique, chorégraphie) - et une mémoire plus individuelle - chacun pouvant replonger dans sa propre histoire à l’évocation de l’événement que représentait l’Eurovision ou raviver un souvenir précis à l’écoute d’une chanson en particulier. On sait combien la musique est un vecteur mémoriel important.
Avec ce travail on découvre qu’un processus s’enclenche, que la mémoire s’active, mais que, dans le même temps, c’est l’oubli qui surgit. On ne se souvient plus des concurrents, la plupart n’ayant pas marqué l’histoire de la chanson ! On a oublié le cérémonial télévisuel de l’époque, la lenteur de la manifestation, la sobriété et le sérieux de l’émission. Tout nous semble soudain lointain et effacé, brumeux.
Archive et musique
Nous possédons comme base de travail l’enregistrement du concours Eurovision de la chanson qui a eu lieu au théâtre Municipal du Grand-Duché de Luxembourg, le 7 avril 1973, réalisé par la radio télévision luxembourgeoise, et présenté par Helga Guitton.
Il y a 17 pays : la Finlande, la Belgique, le Portugal, la Norvège, Monaco, l’Espagne, la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, la Suisse, le Luxembourg, la Yougoslavie, l’Italie, la Suède, les Pays-Bas, l’Irlande et Israël.
L’objet « 1973 » est un objet musical qui parle de la musique. Où en est la musique en 1973 ? Quelles sont les avant-gardes? Quel est le contexte musical des ces années 1970 en Europe et aux Etats-Unis ? Quelle esthétique, quels genres, quelle orchestration, quelles voix, quelle amplification?. Et pour aborder une question spécifique : pourquoi personne d’autre que les Italiens n’écoute la musique italienne ?
Re-enactment
Le projet 1973 s’inscrit, comme d’autres projets de Massimo Furlan, dans la ligne de ce que l’on pourrait nommer selon le lexique anglo-saxon, le re-enactement ou le travail de reprise. Avec Numéro 10 ou avec Numéro 23, la performance est liée à un événement de l’histoire du football, à un match spécifique. Ici il est question de refaire une émission télévisuelle dans son entier, au plus juste. Il s’agit de rejouer une archive, de reprendre un événement de l’histoire, un concours de chanson, une soirée d’avril 1973. C’est un morceau de temps passé qui resurgit et qui propose un canevas, un scénario précis. Mais, bien entendu, la reprise n’est pas identique à l’original. Ce ne sont pas les mêmes acteurs, ce n’est pas la même époque, ce n’est pas le même contexte. Il est question d’un écart conséquent entre l’original et la copie. Et cet écart questionne l’histoire de la télévision et l’histoire de la musique, il s’inscrit dans une histoire des représentations. Et surtout, l’événement premier, le concours eurovision, un événement télévisuel, devient, par le phénomène de la reprise, une comédie musicale : il change de forme, il acquiert un autre statut.
Dans ce projet « single player », c’est une sorte de course poursuite qui s’engage, le performer devant assumer plusieurs concurrents à lui seul et tenter de représenter au plus juste l’original. A chaque fois qu’il sort de scène, il enfile rapidement un nouveau costume, une nouvelle perruque, change de physionomie, cherche à interpréter la chanson le plus fidèlement possible.
Le projet se base sur le phénomène de l’incompétence. Comme on le sait, le moteur du burlesque est le plus souvent l’inaptitude. Le héros burlesque est celui qui ne sait pas et dont le « non-savoir » déclenche une série d’accidents, provoque le rire. L’incompétence, dans le cadre de ce projet, soulignera l’écart entre la première et la deuxième fois. Le résultat sera comique, mais non pas cynique. Il ne s’agit pas de mettre en scène une distance et une posture ironique vis-à-vis de l’événement Eurovision et de se moquer des participants de l’édition 1973. L’interprète, comme dans le burlesque d’ailleurs, incarne avec le plus de sincérité et d’authenticité possible son personnage. Le résultat est la vision et le souvenir de l’enfant sur un événement passé, lointain : et l’enfant ne connaît pas l’ironie, il ne maîtrise pas le cynisme. Il est dans la découverte, la curiosité. Tout l’étonne, tout l’atteint.
Massimo Furlan et Claire de Ribaupierre.