Extase & Quotidien

Poche/Gve
Mise en scène/chorégraphie: Guillaum Béguin
Durée:

Lieu et année de création: , y

Langue:

Pour s’extraire de soi, rien de tel qu’un bon vieux paradis – artificiel ou pas. Dans Extase et Quotidien, plutôt que de se lamenter sur le réel, on préfère s’en échapper : pour y parvenir, substances et croyances sont de bonnes auxiliaires. Elles permettent au sujet d’atteindre l’état escompté – un état d’acceptation bonhomme des choses – pour la poursuite de son « projet ». Passés à la moulinette néo-libérale, Janne et les siens ont en effet formalisé leur inexistence conformiste derrière la notion bien commode de « projet » : devenir écologiquement auto-suffisant, explorer les voies secrètes de sa sexualité, aider l’autre à s’aider lui-même, tous et toutes fourmillent d’intentions claires destinées à rendre leur vie rentable à leurs propres yeux. Janne dit lui-même qu’il est une « entreprise », laquelle développe un projet. Il n’y a plus à s’en faire pour son accomplissement personnel : le système politique et économique triomphant de notre ère pourvoit à notre identité en nous fournissant le lexique de nos ambitions. Dès lors, il n’y a plus qu’à s’insérer sur le marché, et suivre gentiment le mouvement. Villa Dolorosa racontait le basculement dans l’ère néo-libérale, Extase et Quotidien en célèbre le triomphe et la victoire (quasi) définitive. Puisque la référence tchékhovienne permettait de saisir ce temps du renversement, similaire à celui qu’allait connaître la société du dramaturge russe en 1900, il était nécessaire pour Rebekka Kricheldorf de trouver le modèle dramaturgique le plus à même de dire cette ère politique où le sujet, son existence et sa pensée sont tout entier inféodés à la loi du marché, un marché volontiers réactionnaire qui valorise le fort et balaye le faible : c’est en partie la fonction du théâtre de boulevard. Théâtre de boulevard, ou théâtre de divertissement : le genre s’adresse à un public dit bourgeois qui recherche au théâtre ledit divertissement, pourvu qu’il conforte sa propre idéologie conservatrice. Adultères, affaires de familles, vie mondaine : voilà pour les thèmes. Faisant un usage immodéré du comique de situation (quiproquo, malentendus, inversions, jeux de rôles) en le mariant à un comique de mot volontiers grivois, le théâtre de boulevard salue l’avènement d’une société qui conforte l’ordre établi et flatte les penchants réacs de bons bourgeois cultivés. Cette forme théâtrale, Rebekka Kricheldorf semble ainsi l’adopter, en la vivifiant et en l’adaptant à l’ère néo-libérale. Barillet et Grédy, en France, furent les représentants les plus glorieux de cette forme de théâtre. Héritiers de Courteline, Labiche, Feydeau, ou Guitry – le théâtre de boulevard est l’héritier direct du vaudeville –, ils ont signé les plus grands succès du théâtre de boulevard des années 1950 à nos jours. Révolutionnant en partie un genre conservateur, on l’a vu, ils ont su y insuffler un vent – une brise – de révolte et introduisant des thèmes moins convenus, et en offrant à la femme une autre place que celle de « potiche »… Potiche, de Barillet et Grédy, est justement l’exemple-même d’une pièce de boulevard utilisant tous les ingrédients traditionnels du genre, mais instillant, dans la trame, un questionnement politique sur la place et le rôle des femmes au sein de la famille et de la société. Embrasser une forme théâtrale a priori conservatrice pour mieux la subvertir est ainsi, pour Barillet et Grédy, comme pour Kricheldorf dans Extase et Quotidien, une occasion d’appeler notre société au sursaut. Qui aurait-cru que ce genre était capable de se substituer à de l’agit-prop ? Si Kricheldorf suit les règles de composition d’une pièce de boulevard, elle livre ici un boulevard noir et délirant. Noir, Extase et Quotidien l’est du fait de la maladie chronique qu’éprouvent les personnages. Déjà atteints de ce mal dans Villa Dolorosa, les protagonistes de ce « tableau moral » sont en effet tous sujets à l’ironie. Nécessaire pour vivre comme le rappelle Olga au cours de l’un des anniversaires ratés d’Irina, l’ironie s’accompagne d’une tendance systématique à l’analyse et à l’auto-analyse. Déformation psychanalytique pas toujours convaincante, ce mode de dissection de soi et des autres conduit souvent les personnages à la paralysie. Ils se savent pris dans une trame de vie stéréotypée, et n’ont plus aucune illusion. Ils sont systématiquement percés à jour, n’ont pas d’espace intime, et sont devancés quoi qu’ils fassent par leur ethos, bien connu de leurs proches. En somme, ils se savent être des types de théâtre, et se commentent eux-mêmes comme tels. Comment donc s’extraire de soi pour échapper à sa destinée de type ? L’entreprise est vaine, c’est ce que tout le théâtre de Rebekka Kricheldorf semble nous dire. Si les personnages tentent parfois de se singulariser à tout prix par l’usage qu’ils font de la langue – on note de ce point de vue l’extraordinaire talent avec lequel l’auteure allemande invente des idiolectes et joue de leur puissance comique dans Extase et Quotidien – leurs circonvolutions langagières sont inutiles : la volonté même qu’ils manifestent pour s’individualiser ne mène nulle part, et n’a nulle chance d’aboutir. Je suis moi, mais moi, c’est comme vous… Serais-je donc vous ? De ce constat cynique – je suis équivalent à tout autre quels que soient mes efforts pour me différencier – peut naître une formidable injonction politique : notre société meurt de ne plus savoir penser que l’individu ; elle ne renaîtra que lorsqu’elle se décidera à penser le collectif, seul et unique sens qu’il nous faudrait attribuer à l’existence.
Théâtre

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direction@pochegve.ch

Mise en scène
Guillaum Béguin

Auteur·ices
Rebekka Kricheldorf

Production
Poche/Gve

Assistanat à la mise en scène
Guillaume Cayet
Interprétation
Caroline Gasser
Tiphanie Bovay-Klameth
Jean-Louis Johannides
Grégoire Oestermann
Matteo Zimmermann
Scénographie
Sylvie Kleiber
Lumière
Luc Gendroz
Son
Christian Garcia
Costumes
Anna Van Brée
Maquillage
Sorana Dumitru
Coiffure
Sorana Dumitru
Accessoiriste
Léa Glauser
Photos
Samuel Rubio
Mais encore
Traduction: Mathieu Bertholet

Aucune représentation

théâtre des Îlets, Montlucon, France
21 au 22 janvier 2016

Poche/Gve, Genève
5 au 19 octobre 2015

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