Amauros
Cie Nicole Seiler
Mise en scène/chorégraphie: Nicole Seiler
Durée: 65 minutes
Âge recommandé: 12 ans
Lieu et année de création: Festival TNT Terrassa Noves Tendencies, Terrassa – 2011
Jʼai lu dans un ouvrage de recherche que décrire la danse était un acte grave.
Je suis dʼaccord.
Parce que danser cʼest se soustraire au langage articulé.
Parce que regarder la danse cʼest se soustraire au langage articulé.
On sait bien que la danse se réduit dans le mot. Que le vocabulaire, même précis, est
insuffisant pour dire lʼunicité dʼun geste.
Cependant une danse qui ne pourrait sʼénoncer nʼaurait pas figure humaine.
Décrire la danse. Si ce nʼest un acte grave, cʼest du moins un acte sérieux
Séverine Skierski dans Amauros
Le titre Amauros signifie aveugle / sombre en grec ancien. Lʼidée originale de ce spectacle est de suggérer la danse interprétée sur la scène grâce au son.
Lors de la création de Playback, la pièce précédente de Nicole Seiler, lʼéquipe a assisté à des séances de cinéma pour lʼoreille, à des conférences sur les rapports entre son et image en cinéma, a visionné des films en audio-description et rencontré des danseurs et des spectateurs de danse aveugles, dans le but de décortiquer les relations entre son et image. Il est rapidement devenu clair quʼil y avait là du matériel à traiter pour plus quʼune seule pièce. En effet, loin dʼêtre une mutilation, le remplacement du son ou de lʼimage par le texte enrichit la lecture des œuvres, ouvre la porte à tout un imaginaire propre au spectateur et les décalages engendrent de nouvelles significations. Si dans Playback cʼétait lʼabsence de musique qui stimulait lʼimaginaire du spectateur, dans Amauros cʼest lʼabsence dʼimage qui joue ce rôle.
Le bruitage est la reconstitution artificielle de bruits pour la radio et le cinéma. Pendant une semaine, Pascal Mazière, bruiteur professionnel, a enseigné aux danseurs de la compagnie les rudiments de ce métier qui implique lʼutilisation dʼaccessoires variés et souvent sans rapport avec la source des sons imités (entonnoirs en plastique pour le trot des chevaux, paquet de maïzena pour des pas dans la neige, froissements de bande magnétique pour le feu).
Lʼaudiodescription est un procédé qui permet de rendre accessible des films, des spectacles ou des expositions aux personnes non-voyantes ou malvoyantes grâce à un texte en voix-off qui décrit les éléments visuels de lʼœuvre. Pour le spectacle Amauros, Séverine Skierski, audiodescriptrice pour le cinéma et le théâtre, a enregistré plusieurs descriptions de chorégraphies.
Au début du spectacle, après une brève ouverture musicale diffusée dans lʼobscurité, on découvre deux micros sur pied posés au milieu dʼun bric-à-brac dʼobjets peints en noir disposés sur le sol. Sur un écran suspendu dont les spectateurs ne voient que lʼenvers sont projetés des extraits de chorégraphies célèbres que les quatre interprètes sont les seuls à pouvoir regarder. Au moyen des objets à leur disposition, ils bruitent les images : ils simulent les étoffes en froissant des couvertures, les pirouettes en faisant tournoyer des cordes, les pas en frappant le sol, …
Lʼattention des danseurs est concentrée sur lʼécran avec une rare intensité. Possédés par une énergie commune, ils partagent les mêmes rythmes, font claquer des étoffes et sursautent de concert. Ils forment un corps de ballet insolite qui est tout autant un groupe de musique : les gestes bruités sont parfois esquissés, les bruiteurs se laissent parfois emporter par la danse, mais lʼobjectif des interprètes demeure la production du son. Il y a quelque chose de fascinant à observer ces individus, si divers, déployer un vocabulaire chorégraphique inédit, engagé et tendu vers le même objectif.
Déconcerté par le dispositif et, dans un premier temps, frustré peut-être de ne pouvoir visualiser les films, le spectateur comprend petit à petit que lʼintérêt de la performance ne réside pas dans les projections elles-mêmes ou une éventuelle adéquation des sons produits aux actions filmées quʼils sont dʼailleurs bien incapable dʼévaluer, mais dans cette présence, dans cette intensité et dans la gestuelle si particulière des bruiteurs.
Dans la deuxième partie du spectacle, la lumière descend et cède la place au noir. La description des scènes de danse est diffusée tandis que les danseurs continuent à bruiter dans lʼobscurité. Une chorégraphie prend alors corps dans lʼimaginaire des spectateurs. Chorégraphie rêvée par chacun au sein de laquelle le texte de Séverine Skierski sert de guide, à la manière de lʼaccompagnatrice qui tient la main de lʼaveugle mais ne le force jamais à suivre tel ou tel chemin.
Malgré de nombreuses tentatives pour lʼécrire (Laban, Cunningham), la danse, et surtout la danse contemporaine, est considérée comme plus autographique1 que les autres arts de la scène. En effet elle possède une immédiateté dans sa monstration et sa réception qui transcende tout lieu dʼinscription. Faut-il alors abandonner toute tentative en ce sens ? La danse se transmet pourtant: hier par la parole et lʼexemple, aujourdʼhui grâce à la vidéo. Qui dit transposition, dit transformation, évolution, renouvellement. La musique, autre art de lʼinstant, ne serait jamais devenue ce quʼelle est si elle nʼavait été écrite, à un moment de son histoire.
Nicole Seiler a décidé de transposer la danse dans Amauros, non dans le but de la fixer mais, au contraire, à la manière dʼune opération alchimique, de transfigurer le matériau chorégraphique de base et dʼen faire une chorégraphie autre. Elle use de deux méthodes successives différentes. Dans la première partie, les danses filmées font lʼobjet dʼune transformation par lʼintermédiaire de la consigne donnée aux interprètes: bruiter des films de danse. Bruiter signifie bouger en vivant intensément les scènes donc danser. Dans la seconde partie, cʼest au public quʼil revient de recréer les scènes décrites dans le noir, de les chorégraphier et de les interpréter à sa façon. Donc danser à nouveau.
La perte de la vision, vécue dans un premier temps par le spectateur comme une mutilation, une privation ("mais quelles sont ces images quʼils ont le droit de regarder et pas moi") fait ainsi place à un nouveau vécu, à lʼunivers fascinant et cocasse du bruitage, puis à la liberté et à lʼinfinité des possibles offert par lʼobscurité.
Christophe Jaquet, dramaturge
Danse
Pluridisciplinaire
Contemporain