La nuit finira-t-elle un jour?

« La nuit finira-t-elle un jour ? » par Mathieu Braunstein 1922. Un million et demi de Grecs chassés dʼAsie mineure par Kemal Atatürk prennent la mer sans espoir de retour. Huit cent mille Turcs les croisent dans lʼautre sens. Une petite tragédie à lʼéchelle dʼun siècle qui en comptera des centaines dʼautres. Un traumatisme pour un peuple privé de ses racines orientales, qui ne cessera de chanter lʼarrachement sur un mode forcément qualifié de "mauvais genre" : le rèbètiko. Cette musique dʼexil, née dans les ports, les cales et les bordels, a frayé sa route jusquʼau groupe Tête dans le sac. Deux musiciens genevois (au baglama/bouzouki et au piano/accordéon) et deux marionnettistes, découverts par un soir de novembre au Cirque Electrique à Paris. Leur sens de lʼappropriation, leur goût de la dissonance, et les correspondances que ces jeunes artistes établissent avec notre époque de crise font chaud au coeur. Quand bien même le dispositif scénique – castelet central, manipulateurs cagoulés et musiciens sur le côté de la scène - demeure relativement classique. Comme au concert, les morceaux sʼenchaînent, autorisant les ruptures de temps, dʼéchelles et de styles. Limitée à deux dimensions au départ, la construction devient de plus en plus protéiforme, tout en restant dans le cadre strict du castelet, et donc du théâtre de marionnettes. Alors que le récit apparaît linéaire au départ, avec sa narratrice et ses scènes de genre, au sixième ou septième tableau, lʼimpresario "ninja" (une insupportable marionnette à gaine), puis le soldat de toutes les guerres (une vieille pelure) se mettent à "faire théâtre". Cʼest le ressort de ce cabaret politique, impeccablement joué, manipulé et mis en musique : la possibilité de faire théâtre, de lorgner à tout instant du côté du drame, de la comédie, de lʼabsurde ou du fantastique. La belle de nuit emmurée dans son claque peut dès lors déplier ses superbes jambes, le "camarade aux longues oreilles" révéler sa nature animale. Et lʼactualité la plus contemporaine sʼinviter à la fête, avec un morceau de bastingage ramassé sur une plage de Sicile en 2011, écho des tragédies de Lampedusa ou dʼailleurs. Le récit gigogne et lʼécriture modale du rèbètiko autorisent tous les cours dʼhistoire, tous les télescopages. Et accessoirement toutes les techniques de manipulation. A lʼombre du castelet bricolé avec un morceau de frise antique, les marionnettistes invisibles ont recours à la tige, surtout. A la gaine, pour les personnages de la mort et de lʼimpresario virevoltant entre les époques. A une muppet géante, pour le jeune chômeur de 2013, inconfortablement casé dans le castelet et dans le temps de son arrière-grand-père. Mais pas au karagöz, ce théâtre dʼombres indissociable du réveil national grec, forcément convoqué pour toute évocation de la lutte contre le Turc. Pas de karagöz si ce nʼest en filigrane, pour le nom dʼun personnage. Une filiation subtile. Pas une ombre au tableau. Mathieu Braunstein. Journaliste, Auteur Paris, 5 novembre 2013.