Hospitalités
Numero23Prod
Mise en scène/chorégraphie: Massimo Furlan
Durée: 1h30 minutes
Lieu et année de création: Théâtre Vidy-Lausanne, Lausanne – 2017
Massimo Furlan a été invité par le musicien et artiste Kristof Hiriart à faire une résidence dans le
village de La Bastide Clairence situé dans le Pays basque (FR). Classé parmi les plus beaux villages
de France, c’est un village de 1000 habitants dont l’histoire est liée, dès le XIVe siècle, à la
question de l’émigration et de l’accueil. La Bastide a été construite par le Royaume de Navarre afin
d’accéder au commerce maritime et a été peuplée par nécessité. A différentes périodes de
l’Histoire, elle a été soumise à l’arrivée de réfugiés fuyant l’Inquisition, ainsi qu’au flux de Basques
venant d’Espagne, ou encore, selon les versions, de pèlerins faisant le chemin de Saint-Jacques
de Compostelle. Dans le village, la langue gasconne et la langue basque cohabitent.
Dès les années 1980, la population du village a commencé à diminuer. A l’initiative de son maire,
La Bastide a alors accueilli plusieurs artisans d’art, et notamment, en 2012, la compagnie LagunArte
dirigée par Kristof Hiriart, qui travaille sur la création musicale et les expériences basées sur
la question de l’oralité.
Massimo Furlan, en immersion dans le village en novembre 2014 puis à plusieurs reprises en
2015, a rencontré de nombreux citoyens: le maître charcutier à la retraite, des propriétaires immobiliers,
différents artisans, le maire actuel et l’ancien maire du village. Il leur a demandé de parler
de l’histoire du village, de leur vie, de la façon dont ils imaginaient l’avenir de La Bastide. Il s’est
agi pour lui de partager des conversations, de se promener dans le village, en essayant de comprendre
l’histoire de vie des habitants, leur quotidien. A partir de ces rencontres, il a imaginé un
travail de type performatif et théâtral avec le village, avec ses acteurs, au plus proche de leur existence.
Comment écrire une histoire ou comment faire vivre une fiction ?
Ce projet interroge les principes de fabrication du récit: comment une histoire s’écrit-elle?
L’histoire que Massimo Furlan a alors décidé d’engager part de l’idée suivante: les habitants semblent
heureux de vivre dans ce village, ils y sont attachés et ne souhaitent pas le quitter. Leur seule
crainte concernant l’avenir est l’augmentation des prix de l’immobilier liée à la plus value touristique
du site qui a pour conséquence de pousser les jeunes à partir faute de logements à des prix
raisonnables. Quelle action envisager dans ce cas? Un peu de façon provocatrice, Massimo se
met à réfléchir à la question de l’hospitalité et des migrants. En effet, ce village touristique et authentique
ne compte aucun étranger. L’accueil de différentes communautés défavorisées et dans
le besoin permettrait de maintenir les prix de l’immobilier à leur niveau actuel, voire de les bais4
ser… Avec l’aide de Kristof Hiriart, et dans le plus grand secret d’abord, Furlan propose à l’ancien
maire du village, Léopold Darritchon, professeur d’économie à l’Université de Pau, personnalité
d’une grande ouverture, aimé et respecté de tous, de s’emparer du dossier et de réfléchir avec lui
à cette question de l’hospitalité. Celui-ci accepte, et décide de composer, avec Massimo et Kristof
une équipe d’«acteurs» qui deviendront des acteurs responsables de l’histoire et de la pièce à
jouer.
Il s’agit alors d’introduire un élément de fiction dans l’espace du réel – la proposition
d’accueillir des migrants dans le village – et de laisser cette idée engendrer des actions et réactions
au sein de la population, par l’intermédiaire du débat dans l’espace social.
Dans cette première étape du projet, il n’y a pas de spectateurs, tout le monde est acteur: tous les
citoyens, par leur avis, leurs conversations, leurs gestes, participent à l’histoire et la construisent, à
leur insu. La scène, c’est le village.
Au départ, l’idée est donc de faire vivre une fiction. Mais le temps passant, l’histoire rattrape la
fiction et la dépasse: la migration devient, à la fin de l’été 2015, une question politique et sociale
urgente dans l’Europe entière. La guerre en Syrie, les conditions politiques et économiques en
Afrique et au Proche-orient, génèrent un flux migratoire continu et de plus en plus important. Les
dirigeants européens se positionnent alors avec plus ou moins d’audace, de générosité ou de raideur
dans le débat. Des villages, des villes et des régions décident de s’engager à accueillir les
différentes communautés en exil. Léopold Darritchon – estimant que l’idée de l’hospitalité que lui
propose Massimo Furlan comme projet artistique est très forte, ancrée au coeur du vivant, et se
doit d’être prise au vol et au sérieux – décide alors d’en faire une proposition concrète, à partager
ouvertement avec le village, autour des questions: comment recevoir des migrants, combien de
personnes un village de 1000 habitants pourrait-il accueillir, comment prendre soin de l’étranger et
s’engager à l’accueillir dans les meilleures conditions, qu’est-ce qu’une bonne structure hospitalière?
En octobre 2015, avec le maire actuel et avec les différents acteurs principaux du projet, ils ont
invité différents spécialistes de la migration, travailleurs sociaux, écrivains, sociologues, pour
échanger avec le public autour d’expériences concrètes menées dans des centres de migration à
Bayonne et à Calais entre autres. A cette occasion, plusieurs familles du village se sont déclarées
motivées par le projet, prêtes à mettre à disposition des lieux d’accueil, chambres, appartements,
maisons, pour plusieurs familles de migrants. Depuis lors, le collectif se réunit une fois par semaine
pour débattre des questions liées à l’activation de ce projet autour de l’hospitalité et crée
l’association Bastida terre d’accueil. Les procédures mises en place par l’Etat concernant l’accueil
des migrants sont rédhibitoires et les interlocuteurs sont absents. Finalement, par l’intermédiaire
d’une autre association d’accueil et avec l’aide d’un hôtelier d’origine syrienne très engagé dans
l’aide aux migrants, une première famille est accueillie au village. Un couple et quatre enfants syriens
arrivent ainsi à La Bastide fin août 2016 et sont hébergés dans une maison prêtée par un des
membres de l’association. Trois enfants sont scolarisés au village et dans un village proche. Le
père, qui est vétérinaire de profession, peut se former auprès d’un vétérinaire de la région qui lui
apprend les spécificités du métier. Une des femmes de l’association leur donne des cours de français
trois fois par semaine, les autres les aident pour l’administration, les transports, les rencontres,
etc. L’association espère pouvoir accueillir une autre famille au village au cours des prochains
mois.
La préparation et l’équipe d’acteurs
L’équipe des acteurs est donc constituée à ce stade de: Léopold Darritchon, Francis Dagorret,
Gabriel Auzi, Marie-Joelle Haramboure, Véronique Darritchon, Thérèse Urruty, Anaïs Le Calvez,
Sauveur Arribit, et Kattina Urruty. Léopold, Thérèse et Véronique font partie de l’association Bastida
terre d’accueil et sont engagés auprès de la famille, en particulier Véronique, qui est tutrice.
C’est avec cette équipe de neuf acteurs que nous travaillons régulièrement, depuis l’automne
2015, à restituer leurs histoires individuelles, l’histoire du village et l’histoire de cet accueil: nous
engageons, par des discussions collectives, des entretiens individuels, des échanges de textes,
une réflexion plus large sur la question de l’hospitalité.
Avec :
Léopold Darritchon
Maire de La Bastide Clairence de 1983-2014, professeur d’économie à l’Université de Pau, propriétaire
d’une exploitation agricole, 67 ans. Fait partie de l’association Solidarité Migrants, et a
créé le collectif Bastida terre d’accueil
Véronique Darritchon
Professeure de danse et de sport, organisation de spectacle taurin, 46 ans. Fait partie du collectif
Bastida terre d’accueil. Nièce de Léopold.
François Dagorret
Maire de La Bastide Clairence, menuisier ébéniste, fonctionnaire dans un établissement scolaire,
50 ans.
Gabriel Auzi
Ingénieur en hydro-électricité, 29 ans, compagnon d’Anaïs, au Conseil communal de la Bastide.
Anaïs Le Calvez
Esthéticienne, 28 ans, compagne de Gabriel.
Thérèse Urruty
Productrice de fruits (pommes) bio, jus et cidre, 60-65 ans. Fait partie du Bastida terre d’accueil.
Marie-Joëlle Haramboure
Propriétaire des maisons de vacances Iduki, 62 ans.
Kattina Urruty
Potière, fait partie des artisans d’art de La Bastide, 30 ans.
La pièce
La pièce, au final, c’est le portrait d’une société, de ses acteurs, de ses peurs et de ses désirs.
C’est une pièce qui parle de l’hospitalité aujourd’hui: Qu’est-ce qu’accueillir ? Qui est celui qui demande
un refuge ? Qu’est-ce que je peux lui offrir? Qu’est-ce qu’il m’apporte ? Comment est-ce
qu’il me change ? Comment je le change ?
C’est une pièce qui essaie de revenir aux fondements de l’hospitalité, telle qu’elle a été pratiquée
dans la Grèce antique et telle qu’elle apparait notamment à travers la figure d’Ulysse dans le récit
de l’Odyssée et les analyses qu’en ont fait Jean-Pierre Vernant et Barbara Cassin entre autres.
Ces récits mettent en lumière des pratiques anthropologiques, les rites engagés lors de l’accueil
des étrangers, des voyageurs, l’hospitalité étant considérée comme un devoir sacré dans
l’antiquité: ne pas y répondre c’est provoquer la colère des dieux, le chaos.
La notion d’hospitalité implique le franchissement d’une frontière, réelle ou symbolique: l’étranger
et le voyageur passent d’un pays, d’une ville ou d’une famille à une autre. S’il est accueilli comme
hôte, il est intégré à la communauté par le rituel d’hospitalité: ces rituels comportent des paroles et
des gestes d’invitation, l’offrande de nourriture dans un premier temps, la demande d’identité, des
festivités… L’hôte accueille parce qu’il a conscience qu’un jour ce sera peut-être lui l’étranger, lui
qui demandera l’hospitalité. C’est donc un système de don / contre-don qui est initié. Et en échange
qu’offre celui qui est accueilli? Il engage un récit qui répond aux questions : Qui es-tu? D’où
viens-tu? Qui sont tes parents? Comment est le monde d’où tu viens? Dans l’Antiquité, celui qui ne
joue pas le jeu de l’hospitalité, que ce soit en tant qu’hôte – par exemple le cyclope à l’égard
d’Ulysse et sa troupe –, ou que ce soit du côté des invités, se trouve puni et exclu de l’ordre social.
L’hospitalité en tant que concept est également questionnée par Jacques Derrida. L’importance
des soins et de la sollicitude est une question clé de nos sociétés contemporaines qui se sont détournées
pour beaucoup de l’ouverture et de l’accueil. Nous confrontons nos acteurs aux notions
de l’hospitalité, de l’altérité, de la nostalgie, de la communauté, de l’agir ensemble et du prendre
soin à travers différentes lectures, conférences, réflexions de philosophes (Jacques Derrida, Michel
Serres, Barbara Cassin, Joan Tronto), anthropologue (Michel Agier), sociologue (Richard Senett)
et historiens (Jean-Pierre Vernant, Hartog, Pierre Vidal-Naquet). Nous réfléchissons ensemble,
nous discutons avec eux, et nous les invitons à restituer ces réflexions, en les intégrant à leurs
propres expériences. Le travail est particulier puisque ce ne sont pas des acteurs professionnels,
et que nous devons « écrire » avec eux leurs interventions, leur parole qui doit demeurer orale et
individuelle. Le travail est donc beaucoup centré sur la partie biographique de chacun: Qui je suis?
d’où je viens? Quel est mon « chez moi », quelles sont mes expériences de déplacements, et de
rencontres? Quels sont mes gestes, mes préoccupations, mes peurs ?… Leurs trajectoires de vie
sont évidemment multiples et très différentes les unes des autres. Ils en témoignent, chacun à leur
manière, sous la forme du portrait. Ils donnent également leur point de vue sur l’histoire en cours,
sur les événements, les rencontres, les réactions sollicitées par la venue des migrants. Jérémie
Cuvillier, cinéaste, mandaté par Gildas le Roux de la Compagnie des Indes, société de production
audiovisuelle, accompagne le projet depuis fin septembre, il filme les acteurs dans leur lieu de vie
ou de travail, il documente le processus de création et pose sont regard sur l’histoire qu’il saisit
dans son devenir.
La visibilité de la pièce
La spécificité du projet tient au fait que l’histoire racontée s’insère de façon extrêmement étroite
avec le réel, qu’elle brouille les limites entre réalité et fiction: on ne peut en connaître ni la durée ni
l’action, ni même tous les acteurs, puisque l’histoire est en cours. La pièce s’écrit au fur et à mesure,
au jour le jour. Comment donc en retracer le fil? Quelles traces collecter? Comment restituer ce
récit ? Quand ? Pour qui?
C’est ici que se pose la question de la dramaturgie puis de la mise en scène du matériau, à partir
des questions suivantes : Comment restituer l’expérience ? Qu’est-ce que chacun va comprendre
de l’histoire ? Depuis où chacun va-t-il vivre cette pièce? Quelle forme scénique prendra-t-elle ? Un
théâtre de gestes ? De témoignages ? Un oratorio ?
Il y a ceux qui vivent l’histoire, comme citoyens et comme hôtes, ceux qui font des démarches pour
accueillir, qui débattent, discutent, proposent des espaces, puis il y a ceux qui arrivent, qui
s’installent, amènent leurs récits, et apprennent à vivre au quotidien dans l’espace du village. De
notre côté nous ne raconterons l’histoire qu’à partir de ceux qui accueillent. Il y a ceux qui, ensuite,
écouteront cette histoire, histoire qui, au moment où elle leur sera contée, sera artificiellement suspendue
au moment de la représentation, mais toujours en cours dans le réel.
Cette pièce pose donc des questions liées au sens même de la représentation en général : Pour
qui est-ce qu’on raconte? Pour qui est-ce qu’on écrit ? Qu’est-ce qu’un événement ? Comment
cela engage celui qui joue l’action et celui qui la raconte ? Il y a là des enjeux vraiment excitants,
proche de ceux que l’on trouve dans le roman policier, le récit d’enquête : Qu’est-ce qui se passe ?
Qui s’engage ? Comment est-ce qu’une réflexion nous met en mouvement ? Qu’est-ce que témoigner
?
Il s’agit d’écrire une histoire qui s’ancre dans le réel et le continue, ouvrant en son sein un
espace pour un nouveau possible. C’est l’histoire d’un artiste à qui on offre l’hospitalité, et
qui, en retour, propose à la communauté de poursuivre son geste en posant la question de
l’accueil à l’égard des autres communautés. C’est une histoire sur le monde contemporain
et ses paradoxes, sur ses drames et sa politique de l’exclusion. Le projet pose la question :
Est-il possible d’offrir un autre type de refuge aux migrants qu’un campement qui les mette à l’écart
? Il s’agit de remettre au coeur du débat la question de la responsabilité citoyenne: comment peuton
tenter d’écrire une autre histoire ? Comment peut-on s’engager dans le geste de l’hospitalité ?
Comment l’histoire peut-elle devenir historique ? Croiser l’Histoire et se fondre avec elle ?